EDITO
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Le 29 septembre 2023 a eu lieu dans la Salle Miaskovsky du Conservatoire Tchaïkovsky de Moscou un événement musical qui s’est conclu par la première audition publique de la version pour récitant et piano de La journée de l’existence d’Ivan Wyschnegradsky.
Le concert a été organisé par le professeur Anton Rovner et par la professeure Irina Skvorzova dans le cadre du cycle «Встречи в музыкальной гостиной. Русские модернисты начала ХХ века» (“Rencontres au salon de musique. Les modernistes russes du début du XXème siècle”). Les organisateurs de la manifestation ont donné suite à la proposition de réunir dans un même événement l’exécution de la Journée avec celle du poème symphonique Sisyphe (1915-1917) d’Igor Sergeevitch Miklachevsky (1894-1942), œuvre dont Wyschnegradsky gardait un souvenir impérissable. Les auditeurs ont pu ainsi saisir les relations programmatiques et les références structurelles, tant dans les formes respectives que dans plusieurs détails harmoniques et mélodiques, de ces deux œuvres. La version de Sisyphe pour piano quatre mains, interprétée pour cette occasion dans une adaptation pour deux pianos, a été précédée par l’exécution des huit dernières compositions pour piano solo de Miklachevsky, composées dans les années 1920. Le programme prévoyait également l’audition des Trois pièces pour piano opus 38 de Wyschnegradsky, celles-ci finalement omises en raison de la durée du concert, et d’œuvres pour cordes d’Alexandre Mossolov et de Sergueï Protopopov.
Lorsqu’il a quitté la Russie pour venir à Paris au début des années 1920, Ivan Wyschnegradsky a emporté avec lui les deux brèves compositions pour piano que Miklachevsky lui avait confiées. Elles résonnèrent publiquement pour la première fois dans l’interprétation de Martine Joste au cours d’un des concerts qui furent consacrés à Wyschnegradsky en marge de la création de la Journée de l’Existence le 21 janvier 1978 au Grand Auditorium de Radio-France à Paris. En 2021 la redécouverte de l’œuvre de Miklachevsky et de la partition de Sisyphe a été déterminée par les affirmations et les souvenirs de Wyschnegradsky concernant l’importance fondamentale de ce poème symphonique et de l’activité créatrice de son auteur, qui fut personnellement proche d’Alexandre Scriabine dans sa jeunesse. La journée de l’existence, d’abord intitulée La journée de Brahma, et Sisyphe s’inspirent d’aspects de la philosophie hindoue et de la mythologie indienne, quoique selon une médiation occidentale. Le contenu programmatique de Sisyphe a été développé davantage par Miklachevsky dans le poème symphonique L’incarnation op. 10, contenu qu’il a partagé avec Wyschnegradsky dans leur correspondance au début de 1924. La version préparatoire pour piano de cette œuvre de Miklachevsky a été exécutée pour la première fois le 15 novembre 2023 à Saint-Pétersbourg, cent ans après sa composition.
La déclamation du texte de La journée de l’existence a été réalisée ce 29 septembre 2023 par une voix féminine non amplifiée selon un choix volontairement complémentaire avec les versions orchestrales précédentes. Anastasia Tcherenkova, jeune actrice qui poursuit ses études à l’École supérieure de théâtre Mikhaïl Semionovitch Chchepkine de Moscou, a profondément revécu les significations du texte, dont la déclamation nécessite également une compréhension fouillée des structures musicales. Son travail a porté sur les aspects temporels de la coïncidence avec les figures musicales et sur la manière même de générer cette correspondance, une ‘intonation d’ensemble’ entre rythme de la parole déclamée et sa propre intrinsèque sonorité menée selon une sensibilité musicale extraordinaire. Les inflexions de la voix de Mario Haniotis* étaient évidemment présentes à l’esprit de l’interprète ainsi que celles d’Alexei Tarasov** de 2004. Ces deux interprétations ont servi de point de départ pour la définition des solutions requises par l’environnement de chambre, plus recueilli, qui était disponible pour la première fois lors de cette exécution. La plus haute tension entre les pôles opposés de la compréhension, ou intelligibilité des concepts, et l’émotion, respectivement confiés aux mots et aux formes sonores, a été assumée dans l’interprétation d’Anastasia Tcherenkova afin d’atteindre à leur synthèse.

Anastasia Tcherenkova et Daniele Buccio
L’étude du texte original de Wyschnegradsky a permis de vérifier les variantes en langue russe et d’examiner sa gestation complexe et sa longue transformation au cours de plusieurs décennies. Le poème a été en effet révisé à plusieurs reprises par le compositeur, et ceci même après la création de l’œuvre. À côté des reformulations de certaines expressions poétiques et des affinements lexicaux, qui témoignent également de l’évolution de son style, la considération des remaniements de la structure du poème lui-même par rapport à la forme musicale en l’absence de versions musicales antérieures revêt une importance particulière, notamment la suppression d’une section entière avec sujet christologique. La déclamation relate l’évolution de la conscience dans le monde, affirme de plus en plus consciemment le chemin de la vie à partir du rien absolu vers le tout absolu, traverse différentes traditions philosophiques ainsi que différentes “positions de l’être” au sein de mouvements dialectiques, tendant vers l’état final parfait et la conscience cosmique. Wyschnegradsky avoua à Robert Pfeiffer dans le deuxième de ses entretiens en mars 1976 qu’il voyait
la Journée comme “sphérique”, “suffisante à elle-même”, jamais dépassée “sur le plan idéologique”. Dans son entretien avec Charles Amirkanian dans la même année Wyschnegradsky déclarait l’importance fondamentale de cette œuvre pour toute son activité ultérieure, la plaçant au moment de la révélation de la perspective ultrachromatique, qui surgit précisément dans la dernière partie de
la Journée.
L’étude a permis aussi d’approfondir certains aspects techniques, comme l’utilisation d’harmonies à onze sons, et de prendre conscience des transformations thématiques progressives, des relations du matériel musical, de la signification des paroles et des figures sonores qui se retrouvent dans d’autres œuvres (le motif initial par exemple trouve un pendant dialectiquement caricatural dans la
Procession de la vie, courte composition également pour récitant et piano, reconstituée de mémoire par l’auteur à la fin des années 1940. Il est possible en outre de remarquer des fragments motiviques d’affinité évidente dans
Le soleil décline opus 3 pour baryton-basse sur des paroles de Nietzsche, dans
Le scintillement des étoiles lointaines opus 4 pour soprano et piano sur un poème de la mère du compositeur, dans les
Quatre fragments opus 5, etc.). La réduction pour piano de la version orchestrale, que l’auteur a notée dans l’imminence de la création avec Mario Haniotis au cours des années 1970, montre également les plus étroites affinités avec l’écriture de l’opus 7, la
Méditation sur deux thèmes de La Journée de l’Existence pour violoncelle et piano.
L’expérience de l’exécution de la version pianistique s’est avérée fort satisfaisante. Elle s’est complètement clarifiée dans la recherche de la restitution la plus efficace des timbres orchestraux. La relation que l’auteur a entretenue avec cette version “intime” pendant toute sa vie est extrêmement suggestive. Lorsqu’à partir de janvier 1918, après environ quatorze mois de travail, il la mena à un premier accomplissement, il la partagea au cours d’exécutions privées et la joua en déclamant lui-même le poème, pour Boris Asafev, Piotr Souvtchinsky, Alexandra Rodzevitch, femme de Miklachevsky, pour la famille Miklachevsky elle-même, pour Nicolas Nikolaïevitch Tcherepnine. Puis à Paris, la composition fut encore perfectionnée et jouée en novembre 1930 pour le chef d’orchestre Ivan Boutnikoff, pour Pierre Monteux en 1934, ainsi que lors de nombreux moments chez lui en compagnie d’amis intimes. Ce fut une très grande joie que cette version ait reçu enfin sa première audition publique. Cette œuvre cruciale dans la vie créatrice du compositeur, dans laquelle il entendait imprimer toute la complexité de la vie, apporta en effet, au fil de son élaboration, une révélation de plus en plus consciente de sa pensée esthétique fondée sur la puissance transformatrice de la musique et de ses recherches techniques et stylistiques conséquents, comme une inextinguible prémisse du futur.
Daniele Buccio, novembre 2023
* le récitant de la création mondiale de l’œuvre à Paris en 1978, dans sa version française, sous la direction d’Alexandre Myrat. Publié en CD en 2009 au label Shiiin.
** le récitant de l’exécution de l’œuvre en 2004 à Amsterdam, dans sa version russe, sous la direction de Pascal Rophé.
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ACTUALITÉS
IVAN WYSCHNEGRADSKY
"J’aurais pu être poète, philosophe ou musicien. J’ai choisi la musique : je suis donc compositeur."
Ivan Wyschnegradsky, né à Saint-Pétersbourg en 1893, a vécu à Paris de 1920 jusqu’à sa mort en 1979. Admiré par de nombreux compositeurs, parmi lesquels on peut citer Olivier Messiaen, Henri Dutilleux, Bruce Mather, Alain Bancquart et Claude Ballif, Ivan Wyschnegradsky est reconnu par le monde musical comme un des pionniers de la musique du XXème siècle.

Photo René Block (1979)
Le piano en 1/4 de ton de Ivan Wyschnegradsky, qu'il avait commandé en 1927 à la manufacture August Förster, après avoir été chez Claude Ballif à qui Ivan Wyschnegradsky l'avait légué, est, depuis 2009, la propriété de la Fondation Paul-Sacher à Bâle. Le piano a été entièrement restauré en 2018 par Pierre Malbos à l'initiative de Dagobert Koitka. Il a été présenté et entendu pour la première fois en public dans la Galerie Haus zur Zwischen Zeit au cours de nombreux concerts à Bâle de janvier 2018 à septembre 2019 dans le cadre du Festival
L'Esprit de l'Utopie. Pour le voir, s'adresser à Simon Obert à la Fondation Paul-Sacher à Bâle : simon.obert@unibas.ch.
Ainsi parlait Zarathoustra op. 17
Sarah Gibson, Thomas Kotcheff, Vicki Ray, Steven Vanhauwaert, direction Donald Crockett
Concert du 16 juin 2019, San Francisco,
Other Minds Festival 24.
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Ivan Wyschnegradsky - dernière mise à jour 3 décembre 2023